Je suis né le 31 octobre 1897, à Warmeriville (Marne), où mon grand-père, mon père, puis mon frère Adrien se succédèrent pendant 65 ans à la tête de la plus importante filature de laine peignée de la région Champagne-Ardenne.
J’avais achevé mes études préparatoires aux Arts et Métiers à l’Ecole Saint Jean Baptiste de la Salle à Reims, et n’avais pas encore 17 ans au 1ier septembre 1914, lorsque nous dûmes fuir devant l’invasion allemande avec ma mère et ses huit enfants, mon père étant mobilisé. L’armée française battant en retraite, Infanterie, Cavalerie, Artillerie, Sénégalais (Turcos), accaparant toutes les routes principales, c’est donc à pieds et par des chemins de terre que nous atteignîmes péniblement Lavannes, à 7 kms de Warmeriville.
La nuit tombait déjà, et nous voyions derrière nous les obus allemands éclater aux environs et au-dessus de mon pays natal. Ma mère poussait une voiture d’enfant en osier, transportant ma sœur Claire née en 1913, ainsi que quelques accessoires de cuisine (dont une lampe Pigeon que je conserve) accrochés à la voiture surchargée au point de s’écraser.
Après une nuit passée dans une grange, nous reprîmes le chemin de Reims, toujours à travers champs. Arrivés dans cette ville le 2 septembre après-midi, nous nous sommes rassemblés dans la cour de la maison de champagne Alphonse Harmel, sur le bord du canal, à proximité du pont de Fléchambault.
Les quatre gamins couchaient à même le sol, sous les voitures à chevaux des cultivateurs ayant évacué les Ardennes ou la Marne avec ou avant nous. Ma mère et les quatre gamines avaient eu la chance de trouver un gîte à proximité dans la famille Detourbe dont le mari était mobilisé avec mon père, lequel fût renvoyé dans ses foyers, sa mission de G.V.C. (garde-voies de communications) terminée. Vu ses charges de famille, il était justement affecté à la gare de Warmeriville où les Allemands pénétraient le 2 septembre 1914.
C’est ainsi que la famille se retrouva au complet dès le 3 septembre à Reims. Le 4 septembre, les premiers obus allemands tombent sur la ville déjà encerclée de toutes parts. J’étais avec René Thiry dans la rue de Vesle à Reims ce jour-là au moment de ce premier bombardement.
Un obus est tombé sur un magasin de chaussures en face le Grand Bazar. La fusée arriva entre les rails du tramway, nous n’avons pas pu la ramasser, tellement elle était brûlante. Un obus suivant est tombé sur l’imprimerie du journal « Le progrès de l’Est » rue de l’Université, non loin de la Place Royale, projetant d’énormes rouleaux de papier au milieu de la rue, un rond-point existe maintenant à cet endroit. Nous nous réfugions dans les celliers Alphonse Harmel dans lesquels plusieurs obus fracassent des centaines de bouteilles sans faire de victimes. Les vapeurs de champagne, mêlées à la fumée des explosions, rendent l’air irrespirable et nous devons remonter dans la cour, quels qu’en soient les risques.
En arrivant aux caves Alphonse Harmel, nous avons vu un motocycliste allemand, entouré de badauds, il surveillait tranquillement le pont du Canal et ses abords, sans se soucier du bombardement qui continuait. Au début, les gens le prenaient pour un Anglais. Il ne disait pas un mot, se bornant à chasser du geste les gens qui voulaient stationner sur le pont ou ses abords, en repoussant de la crosse de son fusil ceux qui s’approchaient trop de lui ou du pont.
Le 5 septembre, monsieur Léon Harmel vient nous proposer à mon frère Pierre (I5 ans 1/2) et à moi, d’essayer de regagner Warmeriville en vélo pour juger de la situation et de l’état des lieux. Nous prenons la route nationale redevenue libre en rencontrant les premiers Allemands à Witry-les-Reims. Ils font la pose au bord de la route, buvant le champagne à la bouteille, allongés autour de phonographes trouvés dans les maisons bordant la route. En arrivant à hauteur du village de Caurel, se découpant sur une hauteur, nous voyons trois cavaliers qui nous observent à la jumelle. Ils tirent dans notre direction en nous faisant signe d’arrêter, ce que nous faisons. Deux des trois cavaliers (ce sont des Uhlans à la schapska bien connue) arrivent au galop à travers champs, le troisième restant en attente tout en nous observant avec ses jumelles.
Ils nous fouillent et nous posent la question, »Wohin? ». Ayant fait trois ans d’Allemand à mon école de Reims, j’arrive à leur faire comprendre que nous regagnons Warmeriville en leur montrant les trois hautes cheminées de l’usine Harmel à l’horizon, » Los » (allez) répondent-ils, et ils s’en vont. Monsieur Léon Harmel et les deux frères Téo sont ainsi les tous premiers à réintégrer notre village où deux vieux seulement étaient restés : le père Bois et le père Simonot. Nous les découvrons au café Détouches en faisant le tour du village, entièrement désert et silencieux. Le 5 septembre après-midi, l’horloge de l’église qui sonne les heures est seule à troubler ce silence de mort, tandis que de nombreux bestiaux errent en liberté dans les rues.
Le soir, monsieur Léon Hamel place mon frère Pierre chez l’un des deux concierges, Dupuis, et moi chez l’autre, Dorbon. Je trouve quelques restes de pain sec et de fromage dans un buffet, ce sera mon souper. Je m’allonge tout habillé avec une lampe Pigeon allumée dégageant une faible lumière, cependant assez forte pour attirer l’attention d’un convoi hippomobile allemand venant de la direction de Reims. C’étaient des voitures pleines de blessés dont certains hurlaient de douleur. Un gradé et deux soldats entrèrent d’un coup d’épaule dans la maison et après avoir mis des cartouches dans leurs fusils et le révolver du sous-officier, me demandèrent la route du Châtelet. Je ne les comprenais pas. Pour m’aider à comprendre, ils firent manœuvrer les extracteurs de leurs fusils et me dirent prendre place à coté d’un conducteur de voiture qui me montra, avec sa lampe de poche, une carte où était entouré
Le Châtelet, (à 8 ou 10 kms de Warmeriville), je lui dis que je pouvais le mettre sur la bonne route et ils m’emmenèrent avec eux jusqu’à Isles-sur-Suippe où je leur indiquais » Gerade Aus » (tout droit). Ils me firent descendre en pleine nuit et je rejoignais ma loge de concierge en longeant les rives de la Suippe, en plein bois, par des sentiers que tous les gosses du village connaissaient. J’éteignis ma lampe pigeon et me rendormis, après avoir barricadé la porte fracturée. Mon frère, dans sa loge chez Dupuis, nettement à l’écart de la route, ne se doutait pas de la nuit que j’avais passée !
La bataille de la Marne était commencée, un roulement de tonnerre ininterrompu se prolongea jour et nuit pendant 4 ou 5 jours. Entre temps, j’étais reparti à Reims en vélo prévenir toute la colonie Harmel que le village était intact, et qu’ils pouvaient y rentrer, l’usine pouvant tourner.
Le deuxième soir, j’ai voulu aller dormir tranquille sous les massifs de la machine à vapeur infestés de puces qui m’obligèrent à réintégrer ma loge. J’eus la surprise d’y trouver deux miches de pain noir allemand et plusieurs boites de singe allemandes à peine entamées, des Allemands étant entrés en mon absence. Mon ravitaillement fut ainsi assuré pour deux ou trois jours. Mais, dès le 7 septembre, les premiers réfugiés commencent à rentrer, nous permettant ainsi de regagner notre maison où notre famille vient de revenir, toujours à pied. Les jeunes enfants et les handicapés firent la route du retour juchés et entassés sur des chariots à chevaux de l’usine Harmel et de quelques cultivateurs. La plupart de ces derniers, partis avec chevaux et voitures, s’étaient éloignés plus vite que nous et se trouvaient déjà à l’arrière des lignes Françaises lors du déclenchement de la bataille de la Marne ceux-ci ne rentrèrent au village qu’en 1918-1919.
Le 8 septembre, le canon de la Marne tonne toujours, jour et nuit, c’est un roulement ininterrompu. Un grand convoi allemand arrive l’après-midi, c’est l’Etat Major du 4ième Corps. Pendant 4 ou 5 jours, les chevaux sont restés attelés aux voitures parmi lesquelles beaucoup de fiacres, sans doute volés à Reims. Incertains sur l’issue de la bataille, les officiers se tenaient prêts à reculer de nouveau en cas de besoin et d’un instant à l’autre. Puis ce fût le silence et le front resta figé pendant quatre ans devant Reims et sur les hauteurs des Monts de Champagne (Casque, Cornillet, Têton) dont les noms eurent maintes fois les honneurs des communiqués. Le 10 septembre, 1es Allemands s’organisent et installent une « Etapenkommandantur » à la mairie. Ils font annoncer dans le village qu’il est interdit d’en sortir de jour comme de nuit, chacun devant être rentré chez lui à 7 heures du soir. Les vélos, armes de chasse ou autres, doivent être déposés dans les 48 heures à la mairie sous peine de mort.
Tous les hommes de 17 à 65 ans doivent se faire inscrire à la Kommandantur pour y recevoir une carte d’identité allemande et plus tard, tout le monde y passera, enfants et grandes personnes. Le détail et la composition de chaque famille doivent être affichés à l’extérieur de chaque logement.
La Feldgendarmerie, qui a aussi un P.C à Warmeriville, fait des rondes à toute heure de la nuit et contrôle l’âge et l’identité de chacun dans son lit s’il est déjà couché.
Chaque matin à 7 heures, rassemblement et appel de tous les hommes valides sur la place de l’église, et dans la ferme Pocquet où ont été réunies les vaches restées au pays, il y en avait 80 au début. Tous les hommes étaient donc disponibles y compris, mon frère et moi. Nous fument affectés avec une dizaine d’autres à l’entretien et à la traite des vaches, matin et soir. D’autres équipes allaient dans les champs amplement garnis encore de betteraves fourragères et sucrières, ces dernières furent arrachées et chargées en gare par trains entiers à destination de l’Allemagne jusqu’en avril 1915. Un chef vacher polono-allemand était chargé de la surveillance de la reproduction des vaches et des porcs.
Un autre était responsable de la laiterie où après avoir mis de coté chaque jour 15 à 20 litres de lait complet pour l’Offizier-Kasino (annexe de la Kommandantur) écrémait le reste pour faire du beurre. Le lait écrémé était récupéré pour les blessés qui arrivaient de plus en plus nombreux dans le Lazarett installé dans les écoles communales qui restèrent ainsi fermées pendant 4 ans ½, le beurre étant officiellement réservé aussi au Lazarett. De nombreux morts étaient inhumés tous les jours, une musique militaire et un piquet de soldats en armes les accompagnaient, trois salves étant tirées en l’air à chaque inhumation. Il doit y avoir environ 3000 soldats allemands inhumés au cimetière militaire spécial aménagé à coté du cimetière civil de Warmeriville.
Au jour de mes 17 ans, je fus recensé comme mécanicien du fait que j’avais appris la mécanique à l’école de Reims et affecté à la Landwirtschaffliche-Sacherstandigkeit » Deutsche Feldpost 349. Bon gré, mal gré, je suis devenu maréchal ferrant apprenti d’abord et en titre ensuite. Nous étions une vingtaine de civils dans le même cas avec autant d’Allemands. Au bout de 3 mois je ferrais tout seul, sans l’aide de personne, les petits chevaux des Uhlans, bien habitués à se laisser faire sans trop de ruades. Nous étions payés 2 marks 40 par jour. Notre atelier avait été installé dans un grand bâtiment de la filature Harmel d’où les Allemands avaient préalablement sorti les métiers en ferraille. Nous rentrions à la maison midi et soir.
Les Parents avaient un grand jardin et pouvaient élever des lapins tant que dura notre séjour à Warmeriville (il n’en fut plus de même par la suite, hélas !).
La majorité des civils inaptes à la » ferraillerie » était dirigée, après chaque appel du matin, les uns aux betteraves, les autres sur les voies de garage de la gare où commençaient à arriver des trains entiers de gravier et de ciment qui devenaient sur place des calottes de casemates avec meurtrières pour mitrailleuses.
Ceux de la maréchalerie étaient souvent appelés en renfort au déchargement du gravier ou du ciment, deux hommes devant décharger à la pelle un wagon de gravier par demi-journée. On voyait aussi des colonnes de porteurs de sacs de ciment, en chapelet, (10 porteurs, l soldat en arme), transbordant des milliers de sacs de ciment de grands wagons de chemin de fer dans des voitures à chevaux qui prenaient la direction du front une fois la nuit venue. Plus tard, un réseau Decauville s’est organisé, tirant 15 à 20 wagonnets de gravier ou de ciment jusqu’à proximité du front. Une véritable gare régulatrice fut installée, avec horaires et itinéraires, à destination du front, pour le transport des blessés, malades, permissionnaires, troupes de relève etc.
Les rames ne roulant que la nuit. Nous devions pousser à la main des wagonnets lourdement chargés de calottes de casemates, gravier, ciment, barbelés, caisses de grenades, jusqu’à la gare régulatrice à voie de 60 en pleins champs, et cela à l km du lieu de déchargement des grands wagons de 20 tonnes à voie normale. Il y avait aussi une équipe de confectionneurs de gabions en osier et branchages. Il fallait faire un gabion de l m 50 x l m 50 à l’heure sous peine de n’être pas payé (0 mk 40 pfoenigs par gabion). Une autre équipe raclait la boue dans les rues du village, défoncées par un immense trafic de voitures, quand il n’y avait pas de boue à racler, l’équipe aménageait des trottoirs surélevés avec bordures en troncs de sapins mis bout à bout. Un peu plus tard, une salle de la filature Hamel fut dévastée et nettoyée pour faire place à une scierie actionnée par l’une des deux machines à vapeur de 400 CV de la filature.
Il y avait aussi au hameau de Ragonnet un abattoir de corps d’armée qui recevait les bêtes sur pieds. On abattait par jour 30 à 40 bœufs ou 60 à 80 porcs, ou 120 à 150 moutons. Une équipe de civils creusait d’immenses trous destinés à recevoir tous les abats, têtes et pattes comprises.
Mon frère Pierre y fut employé et ramenait des musettes entières de langues de moutons, parfois même une demie tête de porc. Par la suite, la pénurie aidant, les Allemands récupérèrent tout ca qui pouvait l’être.
J’oublie un évènement qui s’est déroulé vers le 10 septembre. Mon père avait jugé bon, avant l’exode, d’enterrer dans une boite en fer nos plus précieux bijoux de famille, colliers, bagues, montres et chaine en or, etc, avec un vieux revolver. Un dimanche pendant midi, nous avons vu un groupe de trois ou quatre Allemands franchir le grillage et sonder le terre à l’aide d’une longue tige de fer pointue. Sans oser pouvoir dire un mot à cause du révolver et de la peine de mort, nous les avons vus exhumer la précieuse boite et s’en partager le contenu en se congratulant de joyeuses et vigoureuses tapes !
Tout au début, pensant intimider les aviateurs français qui commençaient à papillonner, les Allemands hissaient sur leur cantonnement, d’anciennes charrues à un soc pouvant grosso modo être confondues avec un canon anti-aérien. Le résultat fut exactement à l’inverse de leurs idées. Les « Luitabwehrkanone » qui attiraient plutôt la foudre furent redescendus. C’est aussi à ce moment-là que toutes les maisons civiles dont des fenêtres donnant sur le chemin de fer furent obligées de les murer totalement avec des planches fournies gracieusement par les Allemands.
Dès novembre 1914, ils entreprirent de labourer les terres à betteraves pour y semer du blé. Notre atelier eut à remettre en état des centaines de brabants. Un civil tenait un brabant entre les mains pendant que deux soldats en selle et quatre chevaux pratiquaient de très longs sillons de plusieurs kilomètres, sans s’occuper du bornage ni de l’assolement. De nombreux accidents se produisaient, chaque fois que des brabants heurtaient des bornes et nous en avions parfois 20 qui attendaient d’être réparés. Ils se mirent aussi un jour à curer les écuries et les granges où le fumier atteignait 50 cm de hauteur et plus. Dans certaines écuries, les chevaux devaient baisser la tête pour y entrer. Avec cet excellent fumier où nous trouvions aussi quantité de champignons, ils préparèrent avec la main d’œuvre civile un terrain de 20 à 30 hectares où ils récoltèrent, en 1915 de magnifiques carottes, laitues, tomates, concombres etc.
J’ai aussi omis de relater au début que huit jours après l’arrivée des premiers Allemands, tous les cafés et maisons de commerce dont tous les propriétaires étaient partis, avaient été totalement dévastés. Les treize débits de boisson de Warmeriville n’existaient plus. Nous avons été incontestablement plus brimés en 14-18 qu’en 40-44. Ni journaux ni poste, ni train, ni vélo, 4 ans sans pouvoir se rendre au village voisin, appel tous les matins et midis, déportement massif d’hommes. Rien d’autre, ni vin, ni café ni le moindre vêtement en 4 ans, ni chaussures sauf sabots de bois. Il n’y eut pas de ravitaillement jusqu’en 1916, époque où la Croix Rouge américaine a pu envoyer un peu de lard, sucre et lait condensé. Personne ne pouvait sortir après 19 H. Trois hommes d’lsles-sur-Suippe (à l km de Warmeriville) tentèrent en 1915 de gagner les lignes françaises : deux y réussirent, et le troisième, un nommé Billard, fut tué dans les réseaux de barbelés. Cette nouvelle ne fut connue à. Warmeriville qu’en 19I8.
La première nuit de Noël fut copieusement fêtée par les Allemands en 1914. A ce moment-là, ils ne manquaient encore de rien et n’avaient, pas encore épuisé le produit de leurs rapines dans les régions occupées, ils étaient sûrs de leur victoire. Nous avons été réveillés en pleine nuit par des cris, des chants, et surtout des salves de mitrailleuses et de fusils. La fête recommença dans, la nuit du 10 janvier et celle du 11 janvier I915 avec un branle-bas plus important et en plus des chants « Deutschland Uber Alles » et Heil Kaiser der lm Siegerranz, c’était le Kaisersgeburatag », notre surprise fut totale, bien plus que celle du Noël précédent.
Papa avait été désigné comme seul et unique responsable de l’usine Harmel totalement arrêtée depuis le 10 septembre I9I4. Les Allemands ne connaissaient que lui, ils venaient souvent à la maison, exigeaient telle ou telle fourniture, parfois avec menaces.
Le hasard fit, que je me retrouvai dans la même situation chez D.D en I940-44. De temps en temps, les Allemands amenaient quelques prisonniers français et les enfermaient dans les sous-sols de l’usine où Papa, à l’aide d’un passe-partout, parvenait parfois à les contacter. Il nous rapportait des journaux français que nous lisions en cachette.
J’ai été surpris un jour par un « feldgendarme » alors que j’en faisais un chapeau avec, lequel je déchargeais un wagon de gravier. J’ai eu le temps de faire dire à Maman de brûler les autres. Quelques instants plus tard, le « feldgendarme » arriva et fit une perquisition en règle, en pure perte, Maman tremblait de peur. J’ai eu droit à une sérieuse raclée au retour de Papa à midi à la maison. Le journal en question était l’Excelsior, abondamment illustré de photos.
En I9I4, l’armée française se composait, je crois de l’Active avec 3 ans de service la Réserve Active astreinte à des périodes de 28, 13 et 7 jours entre 22 et 40 ans d’âge, la Territoriale de 40 à 48 ans. Avec ses 8 enfants, Papa était d’office en Territoriale, et affecté » aussi près que possible » de son domicile. Il était mobilisé à la gare de Warmeriville d’où, avec les bonnes grâces de son chef de poste, le sergent Garitant, il revenait souvent diner le soir à la maison avec permission de nuit une semaine sur deux. Garitant tenait un café à Reims, au coin de la rue Gerbert et du Barbâtre, juste en face l’entrée de mon école. C’est là que Papa se trouva libéré et « renvoyé dans ses foyers » le 2 septembre 19I4. Jeanne naquit le 2I mai I9I5, je crois me rappeler que ce jour-là, Papa nous avait condamné la porte de la maison et nous avait fait dire d’aller déjeuner chez monsieur Bazillon, locataire d’un des deux logements voisins, pour le soir, nous avions trouvé l’entrée de notre maison libre.
Les intrusions d’avions français avec quelques bombes de ci de là, s’ajoutant aux bombardements de l’A.L.G.P française (Artillerie Lourde à Grande Portée) amènent les Allemands à construire de très solides abris en béton armé. En prélude à l’offensive de Champagne de 1915, les Français s’acharnent sur le nœud ferroviaire de Bazancourt (à 5 kms de Warmeriville) à coups d’obus de 380, dont les éclats retombent sur Warmeriville. J’en ai conservé un, retrouvé fiché dans un arbre du jardin.
On entend d’abord l’éclat de l’obus, puis quelques secondes plus tard, le coup de départ faisant trembler les vitres comme le font les bangs des avions à réaction. Un abri bétonné s’est construit chez le père Mathias, un cultivateur voisin évacué en septembre 14.
Les Allemands y acceptent les civils du voisinage à chaque alerte sur Bazancourt ou sur Warmeriville où les Français commencent à envoyer du 155 long avec certaines précautions pour les civils : on entend le premier obus siffler dans l’air, mais jamais il n’explose, on a 4 à 5 minutes pour se mettre à. l’abri. C’est ainsi qu’un jour, Maman et les petits se précipitent chez Mathias. Papa étant à l’usine et moi malade à la maison à peine arrivée, Maman réalise qu’elle a oublié Jeanne dans son berceau, car elle avait une terreur folle des bombardements depuis celui de Reims. A peine arrivés à l’abri avec elle, on entend un 75 tomber et éclater dans le voisinage. Je sors immédiatement et aperçois, un nuage de fumée et de poussière sur l’emplacement de la maison de Guillaume Lapin à 30 mètres et dans la même ligne de tir que notre maison. J’ai couru voir ce que devenait Guillaume Lapin. Je l’ai aidé à. sortir d’un amas de plâtras et de lattes, pratiquement intact, à part un peu de sang qui lui perlait sur le visage, au nez et aux oreilles. La maison était ratatinée à 100%.
Au préalable, j’avais été récupérer Jeanne dans son berceau et l’avais remise à Maman. Le premier blessé civil que je vis à Warmeriville, et j’avais déjà vu des centaines d’Allemands, était un déporté du Nord cantonné avec une centaine d’autres dans la caisserie Harmel Frères, qui eut un pied enlevé par un éclat d’obus à quelques mètres de notre maison. Avec Pierre et son gardien allemand, nous l’avons entré dans le chartil (actuellement bureau P.T.T. de Warmeriville) en attendant l’ambulance allemande que son gardien est allé chercher à l’hôpital, installé dans les écoles de Warmeriville.
Petit à petit, nous nous installons dans l’occupation avec l’idée que la guerre ne finira jamais. Cette idée s’affermit avec l’insuccès des Allemands à Verdun en février 19I6, et l’offensive des Français déclenchée dans la Somme le 1er juillet I916. Il n’y a plus de commerce, plus d’argent, et les communes impriment des bons communaux dont le principal usage est de régler les mini-livraisons du ravitaillement américain : lard, lait en boites, sucre, farine, représentant environ I5 francs par personne et par mois. Ceci explique le faible volume de ravitaillement. Notre mère se débrouille fort bien avec sa basse-cour: elle dégraisse les boyaux de lapins et nous fait des tripes avec les estomacs. A chaque occasion, nous volons de l’avoine aux Allemands pour nos bêtes, et aussi à partir de 1916, du blé que nous transformons en farine avec le moulin à café.
Pierre continue à resquiller à l’abattoir de Ragonnet. De plus, Maman s’est proposée pour laver le linge d’un chef d’équipe, boucher allemand du nom de Faust, particulièrement correct et affable. Faust nous amène chaque samedi soir, la nuit venue, tantôt un filet de bœuf, tantôt un gros morceau de porc en guise de paiement de son lavage. Il est notre fournisseur le plus apprécié, comme je l’étais au début de l’occupation quand j’étais affecté avec Pierre à la traite des vaches, ce qui nous permettait de temps à autre de voler un litre, de lait ou un peu de beurre. Maman nous avait fait des poches profondes et renforcées, pouvant contenir chacune un 1itre de lait inaperçu sous nos amples pèlerines noires.
Dans le courant de 19I6, les Allemands réunirent un premier groupe d’hommes de 18 à 45 ans pour les emmener dans les Ardennes et les occuper à la culture et à l’élevage, la totalité de ces deux activités étant dirigée par les occupants. Les cultivateurs n’avaient, plus ni champ ni bétail à eux. Pierre fit partie de ce premier groupe de déportés que les Allemands ramenaient en permission à Warmeriville environ une fois par mois. A 50 ou 60 kms, à l’arrière du front, ils se sentaient un peu plus libres et pouvaient mieux se débrouiller qu’à Warmeriville, chaque village n’étant occupé que par 3 ou 4 soldats. Il leur était facile de mettre la main sur un mouton ou un cochon. Par contre, Warmeriville était submergé d’occupants, avec plusieurs généraux et leurs Etats-Majors, un camp d’aviation avec 25 à 30 appareils, un très beau canon anti-aérien en acier bronzé et sculpté, don de la ville de Hanovre et baptisé « Archibald » en relief sur la culasse, un P.C de Feldgendarmerie, une Feldpoat principale, un Hopital, un Kasino, un abattoir de Corps d’Armée, un terrain de sports, un EnrIilauaungbade, et toujours 1000 à 1500 soldats au repos.
Nous avons eu l’honneur de visites princières, Grand Duc de Bade, Roi de Bavière, Prince de Saxe, donnant, lieu à des prises d’armes et défilés militaires, dont les Allemands sont si friands. Le Kronprinz est aussi passé une fois à Warmeriville, mais pour n’y coucher qu’une nuit, on ne le sût que le lendemain. Au printemps 1917, les Allemands commencèrent à réaliser que la guerre n’était pas tout à fait gagnée pour eux.
La pression des Alliés se faisait de plus en plus sentir sur le front de Laon à Arras, ainsi que je le relate dans un petit carnet commencé le 24 mars I917 au jeudi 29 mars, et interrompu par mon départ de la maison le 17 avril 1917. Sans en donner les raisons exactes, les Allemands évacuent jusqu’à un certain âge. C’est ainsi que je me retrouve tout seul à la maison le samedi 24 mars à 19 heures : toute la famille a été embarquée avec les trois quarts de la population, sur un train formé spécialement à la gare, avec 30 kilos de bagages par grande personne.
Samedi 3I mars, à l’appel de 7 heures, tous les hommes de l’atelier auquel j’étais affecté (3 de Warmeriville : Petit, Coutul et moi, plus 12 de Bazancourt) devront se trouver lundi matin à 7 heures avec du linge de rechange et 20 kilos de bagage à l’atelier, bien que celui-ci ait été partiellement détruit par un récent bombardement, plusieurs obus français étant tombés sur l’usine Hamel. On nous fait monter dans des voitures à chevaux et on nous conduit à Neuflize où les Allemands ont réinstallé un autre atelier, dans la filature Pâté. Les métiers à filer ont été cassés et évacués en ferraille. L’atelier flambant neuf : 4 foyers de forge avec enclumes, dont un pour moi, tours, perceuses, scies à ruban, raboteuses, etc. Une partie de l’atelier est baptisée Landwistoha:tslische Reparatur Werkstatt.
L’autre partie se dénomme Artillerie Inatandsetzung Werkstatt. Le premier atelier s’occupe de ferronnerie, charronnage pour l’agriculture, l’autre des réparations de canons avec outillage spécial pour rectifier l’âme des canons accidentés. Nous ferrons des roues, des moyeux et des flèches de voitures. A un moment, on nous fit allonger à chaud des essieux de canons pris aux Russes pour les amener à la longueur des essieux de canons allemands.
C’était très pénible et j’invoquais une vague douleur à l’estomac pour être exempté de ce travail. Résultat : 15 jours de cellule à la prison « Arresthaus » aménagée dans les cases d’une ancienne porcherie de Neuflize. Je recevais un demi pain allemand et un broc d’eau par jour et rien de chaud du matin au soir. On m’avait enlevé et consigné : cache-nez, bretelles, lacets de chaussures, couteau, montre et porte-monnaie (le tout me fut rendu).
Mais la vie était moins confortable que chez les braves gens de Neuflize, monsieur et madame Cailly, âgés de 75 et 79 ans en 1917, qui s’étaient fait inscrire à la mairie pour héberger les « axpüm, expulsés » de Warmeriville, car c’est ainsi qu’on nous appelait. Les bombardements d’avions se faisaient plus fréquents; les gardiens de prison évacuaient à chaque alerte les prisonniers allemands au Flugerdeakung en me laissant tout seul dans ma cabane à cochons où je sifflotais ironiquement à la fin de chaque alerte quand les gardiens revenaient renfermer leurs prisonniers allemands, ce qui me valut 2 semaines de prison en plus. (Quand on a 20 ans, on s’habitue vite à dormir sur la planche, même en hiver, sous une mince couverture).
Dans la nuit du 15 au, 16 avril 1917, les avions français sont venus à 10 ou 12, ce qui était beaucoup à l’époque, bombarder et incendier le branchement et la boulangerie de corps d’armée du Chatelet, à 2 km de Neuflize. Quelques bombes s’égarèrent aussi sur la gare allemande de Neuflize construite de toutes pièces sur une ligne aménagée tout spécialement pour doubler celle de la vallée de la Suippe, de plus en plus exposée aux bombardements terrestres et aériens. Une bombe tomba aussi sur l’atelier d’artillerie voisin du nôtre. Mais les Allemands y avaient aménagé un « Flugerdeokung » à 10 mètres sous terre dans la craie. Français et Allemands y descendaient en vitesse le long d’un grand mât comme ceux des sapeurs-pompiers. Notre sous-officier, le sergent Schmitz, avait une trouille terrible et abandonnait tout sur son bureau, y compris sa veste et son ceinturon dans lesquels je dérobais une fois son porte-monnaie (avec 55 marks), son poignard (que j’ai toujours), sa pipe, son tabac, cigares et cigarettes, je m’étais enfui avec lui, mais j’étais revenu pendant le bombardement, flairant l’aubaine.
Un jour, une violente explosion de soudure à l’acétylène tua trois Allemands et deux prisonniers anglais qui réparaient les canons à 20 mètres de nous. Des obsèques grandioses eurent lieu auxquelles on nous fit assister, et dont j’ai conservé des photos prises par un Allemand à l’église et au cimetière de Neuflize.
Au printemps I9I8, Pierre vint me rejoindre sur l’intervention d’un pasteur allemand que nos Parents avaient sollicité à Yoncq.
Ce pasteur, lieutenant Leistner, qui devait être un très gros propriétaire terrien en Allemagne, avait remarqué que Pierre et moi dépendions de la même unité agricole et du même secteur postal : (Deutsche Feldpost 349). Il fit admettre Pierre comme jardinier au château de Neuflize, résidence permanente du général d’armée (la famille Pâté, propriétaire, était en exode depuis septembre I9I4). Pierre couchait et mangeait avec moi chez les bons vieux Cailly qui avaient accepté d’héberger, à leurs risques et périls, les deux « Zuvilarbeiter » dépendant de l’unité allemande. Cette qualité de « Zuvilarbeiter » nous donnait droit à une carte postale par semaine que nous devions écrire au crayon (pour pouvoir être gommée par la censure allemande), et sans jamais donner d’autre adresse que celle du secteur postal. Quelques unes de nos cartes parvinrent à. nos Parents dont nous avons ignoré le lieu de résidence exacte pendant plusieurs mois et réciproquement. La plupart de nos cartes ont été retrouvées dans les corbeilles à papier de la Kommandantur à la libération de Neuflize, en début I9I8.
Début avril 1917, et sous prétexte d’épargner aux civils les risques des bombardements, les Allemands firent évacuer les habitants de la rue du Haut sur la rue du Bas. En réalité, c’était la même tactique qu’à Warmeriville : il leur fallait de plus en plus de logements pour loger les troupes qui affluaient du front russe où un armistice avait été conclu à Brest-Litowsk.
La rue du Bas était, parallèle à la rue du Haut et à 50 mètres de distance environ. Prévoyant qu’un jour ou l’autre il faudrait déguerpir, j’étais parvenu à fabriquer en cachette une solide voiture à bras avec la complicité d’un charron des Ardennes qui se trouvait avec nous, et dont j’ai oublié le nom.
Je sortis le châssis par pièces détachées au cours des soirées de l’hiver I9I7-I8, et je me risquai, une fois, en pleine nuit, malgré le couvre-feu, à sortir d’un coup l’essieu et les deux roues démontés en douce sur un vieux fiacre de Reims qui trainait dans la cour de notre atelier. Le 9 octobre I9I8, le sergent Schmitz nous prévint que nous devions nous présenter le 10 au matin à l’atelier, avec des effets et provisions pour un voyage de plusieurs jours. Pierre considéra, ou feignit de considérer, que cet ordre le concernait aussi. C’est alors que nous nous risquâmes à arriver le 10 au matin avec notre voiture à bras sur laquelle nous avions chargé les sacs à dos que Maman nous avait confectionnés, plus une grosse malle à couvercle bombé que j’ai toujours dans le grenier.
Nous emportions également nos maigres rations de ravitaillement américain linge et vêtements de rechange, nécessaire de toilette, et tout ce que nous avions de plus précieux : notamment un veston à chacun sur lesquels Maman avait remplacé les trois boutons, de devant par des louis d’or dissimulés par le drap noir qui les recouvrait.
A l’atelier, on nous fit démonter d’urgence les ventilateurs et foyers de forges. Le tout fut embarqué sur des voitures avec toutes les machines-outils et placé sur un train de wagons à plateaux qui nous attendait en gare de Neuflize. Nous avons pu embarquer notre voiture à bras et son précieux chargement. Nous sûmes plus tard que les Français avaient percé le front de Reims. Notre convoi mit deux jours et deux nuits pour atteindre Aubigny-les-Potées. A cet endroit tout fut déchargé sur ordre d’un officier d’artillerie qui réquisitionna le train pour embarquer ses deux batteries, et ses artilleurs en direction du Front. Pendant ces deux jours et nuits passés sur le train, nous avions droit à la « roulante » des Allemands. Au menu orge perlée cuite avec de petits morceaux de porc, nous n’avions jamais si bien mangé depuis le départ de Warmeriville.
A Aubigny, nous nous installâmes sous un pont de chemin de fer, à proximité d’un champ de chaux. Kukenbuch, de Bazancourt, qui avait pu embarquer une grande bassine galvanisée, installa celle-ci sur un grand feu de bois, et nous y fîmes cuire des choux avec de l’eau du ruisseau voisin.
Au moment de « servir », chacun des 20 « Zuvilarbeiter » fut invité à déposer une noisette de graisse sortie de la petite boite que chacun portait constamment sur lui ou dans son sac. Je n’ai jamais remangé d’aussi bons choux ! Le deuxième soir, on nous ramena sur la grand’ route, et on nous enferma dans une ancienne ferme, sans porte ni fenêtre, mais il y avait un gros dépôt de foin dans la grange où nous nous couchâmes. En pleine nuit, des Allemands traversaient le village en poussant devant eux des troupeaux de vaches et de moutons. L’un d’entre nous put agripper un mouton et l’amener prestement dans la grange où Petit, de Warmeriville, le saigna séance tenante. Et le lendemain ce fut le grand festin !
Après 3 ou 4 jours passés à Aubigny, notre convoi allemand, avec ses chevaux et voitures chargées de l’important matériel et outillage de l’atelier de Neuflize, reprend sa route vers l’est, en direction de Rocroi.
Nous atteignons cette ville à la chute du jour pour une courte halte au cours de laquelle nous avons droit au menu de la roulante allemande, c’est-à-dire de nouveau : orge perlée avec de petits morceaux de porc cuits ensemble et un pain allemand pour six. J’ai eu la chance d’accrocher clandestinement ma voiture à bras derrière une voiture à 2 chevaux, car la nuit, tombe rapidement. Pierre tient la voiture, et moi je m’allonge et m’endors sur nos ballots et ceux de quelques collègues de Bazancourt. La nuit est noire et pas trop froide. L’arrêt de la voiture me réveille : nous sommes arrivés à Fumay sur la Meuse. Nos anges gardiens nous font entrer et coucher dans les usines Pied-Selle entièrement nues car toutes les machines ont dû être embarquées. Allongés sur la paille dans laquelle des chevaux avaient couché avant nous, nous nous endormons dans l’odeur du crottin malgré la présence d’anciens boulons de scellement de machines que nous sentons à travers la paille des chevaux.
Réveil au petit jour, on nous ramène au convoi où j’ai le dépit de constater qu’on m’a volé mon sac à dos avec tout ce que j’avais de plus précieux : effets vivres et quelques papiers et photos de famille. Nous repartons vers Haybes-Village, presque rasé en août 1914, et Villerzie-1e-Rienne où nous entrons en Belgique pour faire une halte de nuit à Gédinne et coucher sous les voitures. Le lendemain, café « schmalz » à la roulante avec ce qui nous reste du pain de Rocroi. Nous repartons vers la frontière allemande, et refaisons halte à Haut-Fays où les Belges nous recèdent, avec réticence, un peu de leur beau pain blanc que nous mangeons comme des gâteaux.
Les convois allemands, de plus en plus nombreux et de plus en plus désordonnés, suivent la même route que nous. Depuis Neuflize, le bruit du canon ne nous a pas quittés. Les Français doivent talonner les Allemands de plus en plus près, et l’armistice est proche, sinon déjà signé ? Le 12 novembre, nous commençons à voir les soldats ne plus obéir aux officiers qu’ils ne saluent plus. Le 13 au matin, plus un officier n’est en vue. Les Belges nous disent qu’ils ont acheté des vêtements civils pour échapper à la colère et à la révolte des soldats. Ceux de notre Kommando ne bronchent pas et continuent à nous garder sous un hangar, sans rien dire de ce qui se passe. Le 14 novembre, les troupes qui se replient en désordre, mais parfois musique en tête, nous crient : « Waffenstillstand » (armistice) est signé, et que les Français sont à la frontière belge.
Le soir même, nous décidons d’essayer de nous sauver en direction de Sedan, à travers bois, l’opération réussit malgré quelques coups de fusils tirés probablement sans conviction par nos gardiens. Une fois sur la grand’ route de Bouillon, nous nous trouvons noyés dans deux flots de sens différents : les Allemands allant de France vers l’Allemagne, et des Français, civils et anciens P.G, (ceux-ci ont connu l’armistice avant nous) rejoignant Sedan. Pierre et moi, nous nous couchons le soir dans un hangar plein de paille d’orge non battu, au faîte d’un grenier, après avoir ramené l’échelle avec nous. L’orge est déjà souillé d’excréments laissés en souvenir par d’autres ayant fait comme nous la nuit précédente. « Tant pis, dit Pierre, çà sent la m….. mais il est tard, il fait nuit et il faut dormir «
Le 15 novembre au petit jour, nous redescendons notre échelle et remettons pieds sur la route. Les Belges qui nous avaient défendu de coucher dans leur orge, nous donnent quand même du vrai café, avec du vrai lait et une grande tartine de beurre, ces trois denrées étant inconnues pour nous depuis au moins deux ans. Nous reprenons la route de Bouillon de plus en plus encombrée d’Allemands en débandade et de Français, civils et militaires (ex P.G.) regagnant la France. Un peu avant le lieu-dit Fond de Givonne, nous ne croisons presque plus d’Allemands.
En y arrivant nous rencontrons les premières troupes françaises qui rassemblent dans la mairie ou l’école les derniers Allemands faits prisonniers. Vers 17 H, nous arrivons à Sedan après avoir traversé Bouillon sans histoire. Pierre ne tient plus debout et décide de s’arrêter à. la Crèmerie « Chantecler » où les habitants l’acceptent pour y passer la nuit. Je poursuis seul ma route pour atteindre péniblement Wadelincourt où je pense trouver une famille Aubert évacuée de Warmeriville, en effet, ils sont tous là. Je m’effondre à mon tour et suis réconforté avec du singe et café que les soldats français partagent avec les civils. J’ai convenu avec Pierre que j’irai au plus vite à Yoncq pour rassurer nos Parents, et que je viendrais le rechercher.
Arrivé à Yoncq le 15 novembre après-midi, c’est la joie des retrouvailles, mais nos Parents sont devenus squelettiques. Les enfants ont mieux tenu le coup parce que moins soucieux, et peut-être aussi plus résistants à la famine. Leur intérieur est minable.
Mais ils sont libérés du 10 novembre et peuvent maintenant manger à leur faim, grâce aux vivres que leur ont distribués les Américains qui ont libéré ce secteur. Mes Parents ont eu l’honneur d’avoir à leur table le neveu de Théodore Roosevelt, haut gradé de l’armée américaine qui avait entendu prononcer le nom de Théodore dans le village de Yoncq. J’ai fait la route à pied de Haut-Fays à Bouillon avec des sabots de bois et du sac à ciment en guise de chaussettes. A Bouillon, un P.G. anglais, voyant le gros bobo que j’avais sur le dessus du pied, m’a fait cadeau de sa deuxième paire de chaussures armée anglaise. Mon mal de pied s’envenime et se creuse. Je dois rester deux jours allongé avant de repartir à pied chercher Pierre à Sedan à 23 ou 25 kms. Heureusement, l’aller et retour ont pu être faits, en partie à bord de camions militaires français qu’il fallait escalader en courant derrière, dans la montée des cotes, où ils ralentissaient à 8 ou 10 kms à l’heure, j’ai pu ramener ainsi Pierre dans la même journée. La guerre était finie pour nous, bien qu’ayant été ramassés et recensés à Sedan par le Recrutement Français qui nous prévint d’une convocation imminente à la caserne après un mois de repos. Pour le moment, nous n’étions ni l’un, ni l’autre aptes au service armé, parce que trop faibles de constitution.
En compulsant mes « Zivilarbeiterposkarten », je retrouve trace de l’unique permission dont j’ai bénéficié en décembre 19I7, alors que Pierre n’était pas encore avec moi. Flanqué d’un garde du corps armé de pied en cap, j’avais mis deux jours pour atteindre Yoncq, après avoir dormi une nuit dans les souterrains de la gare de Sedan, en attendant un train qui devait nous conduire à Raucourt, de là avec mon garde, nous avons gagné à pied Yoncq distant de 5 à 6 kms. J’avais pu bourrer mon sac à dos de pommes de terre en rondelles, séchées, que j’avais pu faucher un jour dans la baraque attenante à la roulante des Allemands. Maman était très heureuse de cette aubaine qui l’aida à assurer ma subsistance, en plus de celle des autres, pendant les trois jours de mon séjour à Yoncq.
Mon garde du corps rejoignit Neuflize le .lendemain pour venir me rechercher le surlendemain. A son retour, il nous explique avoir eu beaucoup de chance d’être venu à Yoncq : une bombe d’avion était tombée son gourbi, d’un coté de la Grande Rue à Neuflize, et il avait retrouvé son « châlit » en haut du toit de la maison de l’autre coté de la rue cependant très large à cet endroit!
A ce sujet, j’écrivis à. Yoncq le 30 Décembre 1917 être bien rentré dans la même journée, en ajoutant que les familles Bourdon et Marmyth (sous-entendu les avions) donnaient toujours de leurs nouvelles.
Petite anecdote sur le sens d’organisation des Allemands :
Au cours de l’été I918, une épidémie de dysenterie se déclara dans le village. On fit défiler toute la population, soldats, gradés, habitants de Neuflize et Déportés Civils, à la Kommandantur. De là, par détachements de 10, on embarquait tout le monde, y compris l’abbé Alexandre, curé du village, dans un pré où chacun devait présenter sa carte d’identité allemande à un infirmier, celui-ci délivrait à chacun une soucoupe en carton et un étui en bois contenant un petit tube de verre muni d’un bouchon faisant corps avec une petite spatule. Chacun recevait l’ordre d’aller dans un coin du pré, déposer au moins un centimètre cube d’excrément sur l’assiette et de revenir reprendre sa carte d’identité. L’infirmier prélevait délicatement une parcelle d’excrément à l’aide de la spatule qu’il introduisait ensuite dans l’étui en bois, avec le numéro de la carte d’identité.
Les 22 déportés passèrent en dernier lieu avec numéros d’ordre au-delà du chiffre de 1500. Trois des nôtres furent déclarés contaminés quelques jours plus tard et embarqués sur l’hôpital de Rethel d’où ils ne sont jamais revenus (j’ai oublié leurs noms). Pour notre « dizaine » qui fut déclarée saine, c’est Petit de Warmeriville qui se chargea seul de garnir les 10 soucoupes pendant que j’attirais l’attention du gardien ! Petit était le plus costaud, il était mon « frappeur à devant » à la forge, il semblait le plus valide et le plus sain de tous. Cet « évènement » est brièvement relaté dans une carte de la Feldpost adressée le 30 décembre 1917 à mes Parents à Yoncq, j’y retrouve que l’opération a été renouvelée trois jours de suite.
Autre idée de l’esprit d’organisation des occupants : pour établir nos cartes d’identité avec des adresses exactes et précises, il fallait des noms de rues et des numéros. C’était chose faite au début de l’année I915, c’est ainsi que notre maison de Warmeriville était au n° 29 Hindenburg strass ! Tous les gros bonnets de l’armée allemande avaient leur rue, y compris le Kaiser, le Kronprinz, Bismarck, Moltke, etc.
Fonctionnement de la Feldpost allemande
Emmené à Neuflize le 5 avril 1917, je n’ai pu écrire ma première carte que le 16 mai, sans pouvoir dire où j’étais. Cette première carte est arrivée à Yoncq le 9 juin, et Maman y a répondu le 23 juin, mais je n’ai jamais reçu sa carte. La première carte reçue de Maman était datée du 23 août et m’accusait réception de trois de mes cartes reçues ensemble le 2 juillet. En un an et demi, je n’ai reçu que 6 cartes et une photo de famille de mes Parents. Le 10 août 1918 j’ai commencé à parler de la présence de Pierre à Neuflize, en signalant que la dernière carte de Maman était datée du 23 janvier 1918. Nous sommes ainsi restés sans nouvelles de nos Parents du 23 janvier 1918 jusqu’au jour de notre retour à Yonoq, le 15 novembre 1918 pour moi et le 19 novembre pour Pierre.
Dès notre retour à Yoncq, Papa s’occupe de nous trouver une activité à Pierre et à moi. Je crois me souvenir que Pierre fut envoyé à Deville pour voir ce que devenaient la tante Gabrielle et Simone, et s’enquérir de leurs besoins. Quant à moi, je fus bombardé d’office secrétaire de mairie, aux côtés du maire de l’époque, le père Drouet, qui n’avait absolument rien fait depuis quatre ans sur le registre d’Etat-Civil. Je le mis à jour de mon mieux à l’aide de bouts de papier ayant tenu lieu de brouillon.
Mes fonctions à la mairie me valurent un jour de recevoir un avis de recherche pour un adjudant aviateur, Moreau ou Legros (?), porté disparu au cours des derniers combats aériens avant l’armistice. J’ai battu la campagne en tous sens pendant 5 ou 6 jours, et finis par retrouver le corps de l’infortuné, la tête trouée de part en part par une très grosse balle. Des pillards étaient passés avant moi, sans rien signaler, et avaient volé tout ce qu’il portait sur lui, y compris ses chaussures. Je pus lui enlever ses chaussettes marquées E L et un petit carré de chemise aux mêmes initiales. J’enrobais le tout dans un morceau de sa fourrure chauffante, et portais mon colis à Autrecourt où cantonnait une escadrille d’aviation. Un sous-officier prit le paquet et me dit qu’il allait s’en occuper, mais je n’en ai plus jamais eu de nouvelles !
Mais 10 ou I5 jours plus tard, je reçus à la mairie un numéro du Petit Parisien avec une annonce de recherche, et l’adresse de la famille de l’adjudant Legros, du coté de Paris. J’écrivis, et deux jours après, le frère de l’adjudant est arrivé et s’est occupé de rapatrier les restes de son frère. Il me remit le tout premier billet de 100 francs que je n’aie jamais vu.
Un peu plus tard, je reçus un avis de la famille d’un commandant, tué en 1914, pour retrouver, exhumer et rapatrier le corps de cet officier. Chose étonnante, il s’était bien conservé dans sa capote imperméabilisée, et les personnes qui vinrent le reprendre purent reconnaître les traits de son visage. Il avait été inhumé en hâte, en août 1914, sans cercueil avec de nombreux autres tués. Au bout de quelques semaines, Pierre rentra de Deville et nous partîmes ensemble à pied jusqu’à Sedan, puis de Sedan à Isles-sur-Suippe dans un camion militaire escaladé en voltige dans la côte de Torcy. Ce n’est qu’en arrivant à Isles que le chauffeur et son aide s’aperçurent de notre présence, lorsque nous avons frappé la paroi du camion à grands coups de poings.
Arrivés à Warmeriville, presqu’encore inhabité, nous avons eu un coup au cœur en découvrant notre maison complètement détruite, hormis le formidable blockhaus aménagé par les Allemands. Ce blockhaus existe toujours, le génie militaire ayant déclaré que, si on le faisait sauter, les rares maisons du village restées debout risquaient de s’effondrer. Il faut dire qu’aussitôt mon départ en avril 1917, notre maison avait été désignée comme siège de l’Etapenkommandantur. Ultime consolation : la vieille petite maison du père Bois qui nous servait de remise et fourre-tout depuis une dizaine d’années était restée debout. A l’aide de planches récupérées dans les ruines du voisinage, nous édifiâmes un châlit à deux étages pour Pierre et pour moi, et un plus simple à l’intention des éventuels visiteurs. Le premier de ceux-ci fut l’abbé Marcel Geysel, habillé en soldat, qui venait faire un tour au pays. Il nous vida ses deux musettes de provisions, et nous laissa le reste de son bidon de pinard. A nous trois, nous fîmes un festin de roi !
Un peu plus tard au premier des sept ou huit voyages qu’il fit pour le rapatriement de la famille, Adrien nous amena quelques sordides éléments de mobilier, avec Marie juchée sur la carriole tirée par la mule américaine.
Cette mule avait été abandonnée à Yoncq par les Américains parce qu’elle avait eu « un tour de longe ». Nous récupérâmes un vieux poêle « flamand » dans le grenier de la vieille maison, qui devait être celui de l’arrière grand-père Jean-Baptiste Pilardeau. Marie put alors jouer à plein son rôle de cuisinière et ménagère, et petit à petit, aménager les trois pièces de la maison pour les rendre à. peu plus habitables. J’étais donc seul avec Marie qui avait élu domicile chez le cher cousin Abbé Drouart, jusqu’au retour de la famille à Warmeriville.
Entre temps, Papa avait été rappelé à Paris par monsieur Léon Hamel pour s’occuper des dommages de guerre, tandis que Pierre et moi étions appelés à faire notre service militaire. Adrien m’a précisé récemment que la filature Hamel a partiellement, et momentanément retravaillé pendant quelques mois. Cela est d’autant plus exact que Papa et monsieur Léon Harmel m’avaient chargé d’organiser un moulin à farine clandestin dans l’ancienne salle de conditionnement, le « sauçage ». J’utilisai deux gros cylindres provenant de l’atelier de cardage, puis plus tard un vrai moulin à farine que monsieur Léon Harmel avait eu l’heureuse idée de racheter à Mazuet, le meunier d’Isles-sur-Suippe, au lendemain de la déclaration de guerre, en même temps que cent quintaux de blé qui furent stockés dans les bureaux de l’usine.
C’est ainsi que pendant plusieurs mois, les gars du Val-des-Bois purent trouver du pain à la boulangerie coopérative. Les restrictions sur le pain ne se firent sentir qu’au début de 1915, alors que toutes les autres denrées alimentaires étaient devenues introuvables au début de septembre 1914. Toutes les boutiques avaient été pillées à l’arrivée des Allemands, alors que leurs propriétaires s’étaient enfuis et ‘avaient pas pu rentrer. Pierre faisait donc son service militaire au 35ème R I à Belley. Moi, je le fis d’abord au 156ème R.I d’où ma qualité de mécanicien me valut d’être muté 48 heures plus tard à l’entretien des moteurs de la Manutention Militaire, dépendant de la 6ème Section du C O A à la caserne Lochet à Châlons sur Marne, je devais y être muté comme « garde-mites » jusqu’à ma libération, 6 mois plus tard.
Ce séjour à l’armée, avec une nourriture abondante et copieuse, par rapport à celle de l’occupation, me permit de récupérer intégralement les forces perdues pendant quatre années de privations.
Avec la naissance de Jeanne en I915, et d’Yvonne en 1920, l’effectif de la famille Théodore atteignait son maximum (père, mère, et 10 enfants) au moment de mes projets de mariage. C’est aussi en 1920 que j’ai commencé ma série de stages chez les différents constructeurs de matériel de bonneterie à Troyes à La Courneuve (Seine), et à Couvet (Suisse), avec l’intention de diriger la section « bonneterie » que la filature Harmel installait, à Signy l’Abbaye avec une partie des dommages de guerre de la filature du Val-des-Bois. Ce fût en Suisse que je reçus l’ultimatum de mes futurs beaux-Parents qui avaient rêvé et décidé de marier leur fille unique à un cultivateur. Je devais me trouver un emploi aux abords immédiats de St Mesmin ou renoncer à Elmire qui ne voulait personne d’autre que moi.
Après avoir obtenu l’accord de monsieur Pierre Saucourt-Harmel et lui avoir trouvé mon remplaçant, je me suis engagé chez DD en janvier I923. Monsieur André Dore me fit poursuivre et compléter ma formation en m’envoyant en stage dans les Teintureries de Troyes : Marot, St Julien, Milleret, Filatures Audresset (poil de lapin) à Louviers (Eure), Leblan et Dellebart-Mallet à Lille, et à la filature de Guebwiller (Alsace). J’ai accompli tous mes stages et tous mes déplacements à mon corps défendant, sans jamais recevoir d’aide pécuniaire. Partout où j’entrais, sur recommandation de la maison Harmel, je faisais mes essais d’ajusteur-mécanicien avant d’être embauché et rétribué comme n’importe quel autre ouvrier. Seuls, les stages patronnés par la maison Doré furent rétribués par cette dernière, ma présence dans les usines concernées se bornant à voir et à noter. Prise de fonction chez DD en mai 1923, après 3 années de stage en France et en Suisse. Ma première tâche et mise à l’épreuve fut d’aller attendre (3 jours) au Havre, un détachement de vingt ouvrières polonaises, avec des difficultés inouïes dans le métro St Lazare gare de l’Est, un certain nombre de voyageuses ayant prévu de m’échapper pour se faire « une carrière » à Paris !
Notre mariage fut célébré à St Mesmin le 31mai I924 avec monsieur et madame André Dore, monsieur Pierre Saucourt-Harmel et sa fille Marguerite, comme principaux invités. J’avais connu Elmire à Warmeriville en 1920, au mariage d’André Martin et d’Hélène Leduc, tous deux originaires de Warmeriville, auquel nous étions elle et moi invités. Notre fille Monique ne vint au monde que le 6 janvier 1937 la suite des bons conseils d’ordre médical que monsieur et madame Alliot nous fournirent très aimablement.
Il me reste maintenant à rassembler tous les documents que je possède pour faire un historique de l’exode de 1940 et de la période d’occupation 1940-44, très fertile aussi en évènements de toutes sortes. J’aimerais qu’Adrien en fasse le commencement, couvrant la période du 10 mai 1940 à fin juin 1940, car j’ai beaucoup à dire sur mon activité aux Grès de I940 à I944.
Mon journal
Voici le bref journal que j’ai tenu en 1917, à mon retour de la gare de Warmeriville où j’avais accompagné la famille qu’on embarquait d’office dans le train pour les Ardennes avec 3 ou 400 habitants.
Samedi 24 mars 1917
Aussitôt la cruelle séparation à la gare, je suis revenu tristement à la maison vide et silencieuse comme une tombe. Le chien Cartouche, lui aussi est triste et hébété, le chat : insensible. Ils seront mes deux seuls compagnons pendant les longues soirées à passer seul. J’ai rangé le plus gros de la maison. A 10 heures du matin, j’ai bu un peu de café sans rien manger, n’ayant aucun appétit. Ces messieurs Léon Harmel et Pierre Saucourt qui avaient été les seuls autorisés à rester sur le quai jusqu’au départ du train, sont rentrés vers 11 H. Ils avaient appris que les réfugiés étaient dirigés sur les environs de Raucourt et que le départ s’était bien passé. A midi, je suis allé déjeuner chez monsieur Bazillon qui a été assez aimable, contrairement à son habitude.
On annonce dans la rue un appel à 14 H pour tous les civils restés au pays : hommes, femmes, enfants de tous âges. Le bruit court que nous ne resterons pas longtemps ici, tout le laisse prévoir. D’ailleurs les journaux allemands annoncent un avancement notable des Alliés dans le Nord sur un front de Laon à Arras. Il serait à souhaiter que les Français arrivent ici sans coup férir. La population civile restante, soit environ une centaine de personnes, envie le sort des habitants des régions récemment libérées par les troupes françaises. Je vais porter la « Kolnische Volkszeitung » à monsieur Léon Harmel qui m’a paru très abattu à son retour de la gare.
A l’appel de 14 H, ils n’ont fait que prendre les noms de ceux qui étaient restés au village. A 18 H, souper chez monsieur Bazillon avec monsieur Aubert. Chacun se demande si et comment nos familles sont arrivées à leur nouvelle destination car la nuit s’annonce froide. J’ai porté, après l’appel, des effets sans grande valeur au « Magasin Communal ». En rentrant, Franz m’attendait à la porte, il avait été à Novy sans pouvoir y rencontrer Pierre. Cependant il a pu trouver quelqu’un qui lui remettra la commission, il m’a assuré y retourner bientôt. Dans cet espoir, j’écris une grande lettre à Pierre lui annonçant notre départ en lui confiant mon désarroi, il y a 12 pages bien remplies.
Je voudrais bien que Pierre revienne bientôt en permission car l’isolement où je suis me paraît très cruel surtout qu’hier matin toute la famille était encore là, faisant grand bruit dans la maison. Mais maintenant, rien, rien, le poêle qui ronfle et le chien qui pleure sont les seuls à troubler le silence. Toutes les personnes chez qui je suis allé ont été très aimables pour moi, cela m’a un peu réconforté. Chez madame Richard, même empressement qu’ailleurs, sauf que le pantalon de velours qu’on devait me faire est encore à l’état de coupon.
Pressentant que je ne resterais pas longtemps seul dans cette grande maison, j’ai emballé beaucoup d’affaires, linge, vaisselle etc, jusqu’à minuit et demie, en ce moment il est 2 heures du matin et je tombe de fatigue, mes doigts s’engourdissent, je vais arranger mon lit et me coucher. Jusqu’ici, pas encore de soldats chez nous mais deux hussards de la mort sont venus inscrire le nombre de pièces et de places. Enfin, il me faut profiter de la nuit, peut être la dernière que j’ai à passer dans un bon lit Je pense aux enfants qui vont peut être passer la nuit dehors du coté de Sedan. Ces dernières lignes sont écrites sur la couverture de mon lit, il est 2 H ½ du matin. De gros camions à bandages pleins en acier passent sans arrêt dans la rue avec un bruit assourdissant. Je n’en puis plus et tombe sur mon oreiller. Demain, si je suis encore là, je continuerai à relater les faits de la journée.
Dimanche 25 mars 1917, 10 heures du soir
Aujourd’hui messe à 8 H à la Chapelle, aussitôt je me suis rendu avec monsieur Pierre Saucourt et Emile Horny chez monsieur Alphonse Harmel pour mettre un peu d’ordre. Nous y avons été tenus toute la journée à y préparer l’installation de monsieur Pierre Saucourt, seul aussi, qui va être expulsé de chez lui.
Des prisonniers de guerre français qui travaillent à l’arrière du front allemand, sont venus se faire désinfecter et épouiller dans la cour de l’usine. Ils ont tous faim et réclament des couteaux, du tabac, des vivres etc. Chacun se fait un devoir de leur porter ce qu’il peut et vers 13 H ils repartaient contents, la musette bien garnie, en nous disant qu’ils en avaient pour longtemps.
Voilà déjà trois jours que nous sommes séparés et toujours pas de nouvelles des nôtres. Nous serions cependant bien heureux de pouvoir leur faire parvenir des légumes et provisions qu’ils n’ont pas pu emporter, mais rien à faire pour le moment. Ce soir, j’ai reçu l’ordre de me trouver demain matin à 7 H à l’équipe des champs. Travailler un peu me distraira et puis, il faut de l’argent, on en aura tellement besoin après la guerre ! J’avais à transporter pendant midi deux paniers de linge et de menus objets précieux à mettre à l’abri chez monsieur Aubert qui est très charitable pour moi. Nous faisons toujours bon ménage avec la famille Bazillon. Franz n’est pas revenu ici, la grande lettre qu’il devait emporter à Pierre est toujours là. Georges Gallet qui est resté à la laiterie, m’apporte tous les jours 5 litres de lait de beurre avec lesquels je fais un bon fromage. Le chat est disparu depuis 2 jours, un bon garçon l’aura, volontairement ou non, pris pour un lapin ? Petit à petit la gaité revient avec l’appétit.
Lundi 26 mars 1917
Ce matin je me suis rendu à l’équipe de culture sur la place. Ils nous ont envoyé charger des pommes de terre à la gare à proximité d’un groupe de PG Français qui déchargeaient des barbelés. Nous avons pu remplir leurs musettes de pommes de terre ; ils étaient très contents et nous ont dit qu’en France on ne manquait de rien et que la guerre serait finie cette année. Puissent-ils dire vrai ! Woirgny, avec son brassard noir, blanc, rouge, est venu inscrire les poules, lapins et aussi le chien pour lequel il faudra de nouveau payer n15 marks. J’y ai renoncé. Il y a eu des nouvelles à la mairie au sujet des émigrés, mais elles sont si peu claires qu’il est inutile d’en parler. Nous savons seulement que nos familles sont arrivées à bon port, sans plus. Je n’ai toujours pas de soldats chez nous, c’est un miracle !
Mardi 27 mars 1917- 22 H
Ce matin, appel au vaguemestre, on nous a emmenés aux champs pour épandre du fumier, il faisait un froid de canard.
L’après-midi, nous avons compté 13 ballons captifs allemands en l’air sur le front de Reims. En rentrant le soir Franz m’attendait avec le journal que je ne peux plus aller chercher, étant trop loin et trop surveillé. Il m’a annoncé la mort de son copain que nous surnommions « Le Parisien » et qui ressemblait tant à Ernest Courtois, il a été tué à Bazancourt par un éclat de 380. Ce dernier m’avait promis d’aller à Pont Maugis et aux environs pour essayer d’avoir des nouvelles vraies de nos familles. Le journal annonce de nouveaux progrès des Français du coté de La Fère, ils ont pris deux forts en franchissant l’Oise au nord de cette ville et à plusieurs endroits. On espère toujours être délivrés cette année, mais c’est long tout de même ! Ma culotte de velours est finie, j’irai la chercher demain, il encore de quoi faire deux pantalons, m’a fait dire madame Richard. Le pillage est en cours dans la rue Volante, les hussards enlèvent jusqu’aux rideaux des fenêtres, derrière eux, c’est la ruine. Chez nous, rien d’anormal jusqu’ici.
Mercredi 28 mars 1917
Rien d’important aujourd’hui, hormis le pillage qui continue : meubles, linge, literie, vaisselle, tout y passe ! Que vont-ils faire de tout cela ? Où l’emportent-ils ? Mystère, la vie de moine solitaire ne me déplait plus de trop, on se fait à tout ! Je voudrais bien rester ainsi jusqu’à la fin de la guerre. Il est 22 H.
Jeudi 29 mars 1917
L’église paroissiale est à son tour vidée en présence du pasteur allemand de l’Hôpital : candélabres, ornements sacerdotaux etc, sont embarqués. Certains soldats allemands en sont eux- mêmes honteux. La situation parait critique. Les Français vont-ils avancer par ici ? Ce matin à 7 H nous sommes partis aux champs comme d’habitude, malgré une violente tempête de neige. A 8 H, les Allemands nous ont renvoyés glacés jusqu’aux os. Je n’ai pas encore reçus de nouvelles de Pierre et ignore s’il est encore à Novy.
Vendredi 30 mars 1917
Le mauvais temps persiste. Le canon est aussi de la partie et ce soir, vers 18 H, ce n’est qu’un roulement sans fin. A 15 H, j’ai pu aller au journal. Le libraire de la « Feldbuchandlung » qui a des accointances avec Cécile Bonhomme, a pu aller voir à Pont Maugis. Il m’a dit que tous les émigrés de Warmeriville dans les Ardennes se portaient bien, y compris ceux de Yoncq.
Il devait venir me voir vers 20 H 30 pour plus de détails mais il est 21 H et il n’est pas encore venu. Je voudrais bien le revoir, car il projette de retourner à Pont Maugis dans 15 jours. Je voudrais lui donner une lettre pour la famille et aussi avoir des précisions sur sa vie à Yoncq. Ce matin à 7 H, nous sommes partis à 5 hommes décharger des charrues brabants évacuées du front. Nous les avons laissées dans le « Reparatur-Werksatt » maintenant vidé de son outillage qui a été embarqué à Neuflize. Nous n’avons été libérés qu’à 14 H 30, tout trempés de pluie et de neige à la maison. J’ai pu entrer à la librairie comme dit ci-dessous.
22 h 30
Le libraire vient enfin de venir. Il me quitte à l’instant et m’a raconté la vie des émigrés à Pont Maugis : ils manquent de tout, mais surtout de nourriture et sont très mal logés. Il m’a promis d’y retourner dans 8 jours et d’emporter un colis de vivres et une lettre pour Yoncq. Il m’a dit avoir vu Papa auquel il n’a pas pu causer, Papa étant accompagné d’un soldat. Il a aussi entrevu Maman derrière une fenêtre aux vitres cassées.
Ici s’achève mon journal car le lendemain samedi 31 mars, j’étais embarqué pour Neuflize, abandonnant chien, poules et lapins. Notre maison est désignée comme nouveau siège de la « Kommandatur », c’est ce qui explique pourquoi elle a été épargnée du pillage !